VisualAudio: photographier le son

Article paru dans CEPV presse n° 12, juillet, août, septembre 2004.
Isabelle Fabrycy


C'est un peu l'histoire de toutes les inventions du XXe siècle liées à l'enregistrement d'informations, qui, un jour ou l'autre, vont être confrontées à la douloureuse question de la conservation des dites informations...
C'est un peu l'histoire de l'homme du XXIe siècle, qui, dans un avenir assez proche, va devoir trouver les moyens de conserver toutes les traces de ses écrits, de ses images, de ses sons...
C'est un peu l'histoire de la cassette vidéo ou de la disquette informatique, outils à la fois récents et ancestraux que, d'ici quelques décennies, l'on ne pourra même plus lire, faute d'appareils capables de le faire.
C'est un peu l'histoire d'une drôle d'époque, la nôtre, fort paradoxale: jamais le progrès des technologies n'aura été si rapide et corollaire immédiat de ce progrès, jamais la durée de vie des éléments conservés grâce à ces technologies n'aura été si courte...
Bref, c'est un peu l'histoire de l'être humain vivant dans l'illusion que tout ce qu'il enregistre est gravé à jamais dans le marbre, alors qu'en fait, ce marbre n'est que du sable, prêt à être recouvert par les vagues du temps.
Comment résister aux assauts du temps? Vaste problème philosophique... qui peut parfois être résolu en... remplaçant une technologie par une autre! Exemple concret d'un début de sauvetage: C'est ici l'histoire de la Phonothèque Suisse, sise à Lugano. Ce sont les archives nationales du son, en quelques sortes, une «bibliothèque » où sont conservés des milliers et des milliers de documents sonores (archives radio, enregistrements, musiques...) et ce, depuis l'invention du gramophone.

Le problème

Les disques en vinyle sont en train de partir en déliquescence (fissures, craquelures). Comment sauver de la destruction inexorable du temps les sons qu'ils «contiennent»?

Disque délaminé

Disque délaminé. (photo: Thierry Fumey)

L'idée

Il s'agirait de photographier ces disques en vinyle, puisque la vibration sonore y est simplement gravée, le son est donc «visible». Par la photographie, on fixerait donc l'image d'un sillon dans toute sa singularité et dans toute sa richesse.

Sillon d'un 78t/min

Sillon: Portion de l'image d'un disque 78 t/m. Le sillon est blanc et la surface du disque est noire (c'est un négatif). Le sillon des 78 tours a une forme de U plutôt que de V, c'est pourquoi on peut voir une trace supplémentaire au milieu du sillon. (photo: Thierry Fumey)

L'astuce

"Yaka numériser tout ce matériel sonore!" pensent le commun des mortels. Erreur! Car la particularité du bon vieux disque en vinyle est qu'il propose un son analogique. Le photographier, c'est enregistrer la vibration originale, intégrale. Tandis qu'un repiquage en numérique, lui, infligerait une réduction des fréquences reproduites, ce qui est insupportable pour un archiviste! Mais surtout, la conservation des fichiers numériques pose de complexes problèmes qui sont loin d'être résolus. Et n'oublions pas que nombre de disques en vinyle ou en shellac sont aujourd'hui illisibles avec une aiguille, car ils sont cassés ou fissurés, sans compter qu'à chaque passage, l'aiguille rabote un peu plus ces sillons, si précieux aux archivistes!

L'objectif

Photographier tous les disques en vinyle, pour pouvoir en extraire le son, le moment venu.

Quatre partenaires

Depuis quatre ans, quatre institutions font fructifier leurs différentes compétences, pour développer le projet, nommé VisualAudio:

Trois volets

1. Capture de l'image analogique: il s'agit de photographier les disques dans les meilleures conditions possibles (éclairage, format, haute résolution, préservation des originaux...).

Caméra VisualAudio

Caméra VisualAudio. Le disque est posé sur le plateau inférieur à l'intérieur de la caméra et le film est placé sous le couvercle à dépression sur le dessus de la caméra. (photo: Thierry Fumey)

2. Numérisation de l'image du sillon: il faut ensuite "lire" le film. Il a donc fallu inventer un "tourne-disques" pour films. Il s'agit en fait d'un "tourne-film" à platine en verre muni d'un objectif de microscope en guise de saphir et d'une caméra CCD.

Scanner VisualAudio

Prototype du scanner VisualAudio. L'objectif de microscope scrute le film posé sur la platine en verre, puis l'image bitmap issue du capteur CCD est analysée par l'ordinateur pour en faire du son. (photo: Thierry Fumey)

3. Traitement du signal: Il s'agit enfin d'obtenir du son à partir de l'image numérique du sillon à l'aide d'algorithmes spécialement développés.

Les institutions fribourgeoises se chargent du deuxième et du troisième volets. Thierry Fumey, qui enseigne la photographie dans notre Ecole et grand passionné des différentes techniques photographiques, a été appelé à travailler sur le premier volet de l'expérience. «J’ai d'abord fait des photos de vinyles avec une caméra technique, avec un format de négatif de 20×25 cm. Après moult tests, on a pu affirmer que VisualAudio, c'est possible! Maintenant, l'Ecole d'ingénieurs de Fribourg est en train de développer une caméra grand format "sur mesures", adaptée aux contraintes particulières de VisualAudio: un éclairage qui permette de bien détecter le sillon et l'obtention d'une image à très haute résolution... Ainsi, grâce aux financements octroyés par le Fond National pour la Recherche Scientifique et la fondation Gebert Rüf, nous sommes entrés dans la phase de réalisation. De ce fait, nous nous rencontrons régulièrement avec mes collègues de Fribourg.»

L'intérêt de ce travail fastidieux

«Je connais bien la problématique de la photographie à haute résolution pour avoir travaillé en microscopie optique et électronique à l'Université de Genève, explique Thierry Fumey. Ce projet est une excellente occasion de mettre en pratique ces connaissances dans une recherche qui trouvera des applications dans les phonothèques du monde entier. Il s'agit, dans notre cas, de reproduire fidèlement un sillon dont la largeur est d'environ 1/10 mm mais surtout dont la déviation, porteuse du signal qui nous intéresse, peut-être bien inférieure à 0,05 mm. Un joli défi!».

Le fin du fin

Thierry Fumey conclut: «L'atout de VisualAudio, c'est vraiment cet aspect photographique. On bénéficie d'un support de données argentiques, donc analogiques, et durable, car la durée de vie de certains supports photographiques est de plusieurs centaines d'années! Contrairement à un enregistrement numérique dont on ne connaît pas la pérennité des formats, ni celle des supports, il suffira d'une loupe et d'une table lumineuse pour pouvoir admirer les interprétations de Furtwängler ou la voix de la Callas dans 2000 ans!». On ne cessera jamais de le répéter: le numérique n'est de loin pas une solution définitive à la conservation de documents, ne serait-ce que pour cette dernière raison.
Affaire à suivre, avant que les assauts du temps ne détruisent ce document écrit que vous avez entre les mains... Poussière, nous ne sommes que poussière.

I.Fy (avec la précieuse collaboration de Thierry Fumey)

Pour en savoir plus, rendez-vous sur la page VisualAudio de la Phonothèque nationale suisse.
Ecoutez des extractions VisualAudio non filtrées.

Prix James A. Lindner

En reconnaissance et en récompense pour la contribution exceptionnelle à la recherche dans le domaine de la technologie de la préservation des images animées et du son enregistré, le projet VisualAudio a reçu le prix James A. Lindner décerné conjointement par l'IASA, l'AMIA et le SEAPAVAA pour «une approche pratique et innovante pour la restauration et la préservation des enregistrements sonors mécaniques».

Prix Lindner